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Causerie. Lyon, 28 septembre 1833.

Nous sommes tous « très Russes », comme la pièce que M. Métenier fit jouer cet été à la Bodinière, et je m'empresse d'ajouter que nous avons raison de l'être. L'amitié aujourd'hui certaine, sincère et durable de la Russie et de la France est le meilleur des boucliers contre une agression de la Triplice. Entre le colosse du Nord et la vieille Gaule, l'Allemagne est prise comme dans une tenaille. Elle réfléchira à deux fois, si inconsidéré que soit son Kaiser casqué, à provoquer le resserrement de cet étau redoutable...

C'est ce sentiment, bien plus encore que l'exaltation des passions chauvines, qui légitime l'unanime et vibrant enthousiasme du pays pour les marins russes. Ici même, la froideur traditionnelle des Lyonnais a subitement fondu. Et ce n'est pas un médiocre triomphe, pour nos alliés, d'avoir fait ainsi jaillir l'étincelle, dans une ville qui s'émeut rarement, mais qui, une fois dans le train, ne le cède à aucune autre.

La population, l'administration et la presse sont cordialement d'accord pour organiser aux hôtes attendus, une réception digne d'eux et de la seconde ville de France. S'ils viennent, on peut être sûr que la fête sera chaleureuse et fort bien ordonnée. Mais viendront-ils? Voilà le hic. Car enfin on ne peut pas faire de fête russe sans Russes, et à l'heure présente, nous ne savons rien encore. Peut-être cependant, quand vous lirez ces lignes, la question sera-t- elle tranchée. Il faut souhaiter qu'elle le soit dans le sens de l'affirmative. Il n'y a jamais trop de fêtes patriotiques - et celle-là sera réconfortante et superbe entre toutes.

Il est pourtant des villes où il est désormais acquis que les Russes ne passeront point, et qui cependant veulent prendre leur part dans cet accord parfait des sympathies nationales. Là où l'industrie locale a des produits renommés, elle s'ingénie pour adresser aux Russes de ces petits cadeaux qui entretiennent toujours l'amitié. C'est ainsi qu'à St-Claude, - le pays où se fabriquent ces excellentes pipes en bois de bruyère qui sont peut-être bien les meilleures du monde - une forte cargaison en sera expédiée à la flotte russe.

C'est là une idée tout à l'ait ingénieuse et pratique que les matelots de l'amiral Avelane sauront apprécier comme il convient. Et quand sur le pont battu par les embruns, ils fumeront leur pipe de France, ils se souviendront des amis laissés là-bas et de la chaude réception qui leur fût faite.

Voilà donc la pipe élevée au rang d'instrument diplomatique, de présent international. Souhaitons qu'elle demeure l'emblème du « calumet de paix ! »

La paisible Croix-Rousse vient d'avoir à son tour un de ces crimes à sensation qui semblent depuis quelque temps accaparés par la Guillotière. Un honnête citadin, rentier de son état, a été étranglé chez lui, en plein jour, sur le coup de 4 heures du soir, par un malandrin qui n'a pas dit son nom et qu'on n'a pas revu.

Il est d'ailleurs vraisemblable qu'on ne le reverra jamais. D'abord parce qu'il ne tient pas à se montrer et ensuite parce que s'il est une coutume respectée en notre ville, c'est bien celle qui consiste à ne pas troubler, dans l'exercice de leurs fonctions, les bons assassins. Pour ces messieurs, Lyon est la cité rêvée, le pays de Cocagne, le lieu d'élection où l'on peut tuer avec tranquillité. Comme le meurtrier de la Grignette, celui de M. Zislin peut dormir sur ses deux oreilles. Il est sous la protection de la longue série de crimes impunis commis déjà par ses compères.

Douc, imitons le juge d'instruction et classons l'affaire. Cet assassinat a cependant un signe particulier. Les policiers ne diront pas à son propos, comme de tant d'autres : Cherchez la femme !

Avez-vous remarqué l'invasion d'aveugles quêteurs qui s'est répandue clans les rues de Lyon ? Les voies fréquentées en comptent un tous les cinquante mètres. C'est à croire que les Quinze-Vingts ont fermé leurs portes, et que tous ses pensionnaires ont fait irruption en l'alme et inclyte cité que l'on vocite Lugdunum - comme disait je ne sais plus quel vieil étudiant.

Mais de même qu'il y a des Espagnols qui ne sont pas des Espagnols, ainsi on rencontre des aveugles qui ne sont pas des aveugles. Là aussi il y a du truquage, ou plutôt du « chiqué », - pour employer le mot du dernier bateau.

Nous passions l'autre jour avec un ami devant un pauvre homme assez miséreux d'aspect, assis par terre, muni de la pancarte traditionnelle : « Ayez pitié d'un pauvre aveugle ! » tandis qu'un amour de petit chien, bien choisi pour émouvoir la pitié des âmes tendres, tenait entre ses dents la sébile.

Tiens, dit à haute voix mon ami, qui est médecin, voilà un faux aveugle !

Et notre mendiant de riposter avec fureur : Prenez garde ! Je vous reconnaîtrai, vous!

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